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Philippe Fabry » Livres » Oscar Lewis : Les enfants de Sanchez

Les enfants de Sanchez, par Oscar Lewis

Ce livre est doublement important : il témoigne tout d'abord d'une révolution de l'ethnologie, à la fin des années 50, qui l'a fait sortir de son territoire initial, les "peuples primitifs", pour utiliser ses outils partout, et donc aussi en occident.
Ce nouveau regard sur l'occident est, par exemple, une des bases de l'approche systémique (Grégory Bateson) ; il a aussi révolutionné la sociologie. D'autre part l'arrivée du magnétophone permet d'enregistrer la parole de ceux qui jusque là étaient systématiquement oubliés dans les approches historiques. Les différentes voix de la famille Sanchez sont inouïes. Mais il ne suffit pas d'un magnétophone ; il faut des années pour créer une telle confiance, avoir déjà beaucoup compris pour qu'une telle parole se libère.

Ce livre est double aussi car il y a d'une part (le plus gros du livre) les entretiens, et d'autre part l'introduction, justement célèbre, dans laquelle Oscar Lewis propose des hypothèses théoriques.
Ces hypothèses restent, de mon point de vue, d'actualité.
Voici la première hypothèse : la réalité que décrivent les membres de cette famille correspond à une culture des pauvres, spécifique, qui n'est pas ce que le marxistes nommaient le "Lupenproletariat" :
"La culture des pauvres, telle qu'elle a été définie ici, ne comprend pas les peuples primitifs dont le retard résulte de l'isolement et d'une technologie insuffisamment dévelop­pée, et dont la société n'est généralement pas divisée en classes. Ces peuples possèdent une culture relativement intégrée, satisfaisante et se suffisant à elle-même. Par ailleurs, la culture des pauvres n'est pas synonyme de classe ouvrière, de prolétariat ou de paysannerie, dont la situation économique est très variable selon les pays du monde. Aux États-Unis, par exemple, la classe ouvrière possède un niveau de vie privilégié, comparé à celui des classes pauvres des pays sous-développés. La culture des pauvres ne s'appliquerait qu'aux gens qui sont tout à fait au bas de l'échelle socio-économique, les ouvriers les plus défavorisés, les petits paysans, les ouvriers agricoles des plantations, et cette grande masse hétérogène de petits artisans et commerçants que l'on nomme habituellement le «Lumpenprolétariat»."

La deuxième hypothèse :"La culture - ou la sous-culture- des pauvres prend naissance ans toute une série de contextes historiques. La plupart du temps, elle se développe lorsqu'un système social et économique stratifié s'écroule ou est en voie d'être remplacé par un autre, comme dans le cas du passage du féodalisme au capitalisme ou au cours de la révolution industrielle. Elle résulte parfois d'une conquête coloniale dans laquelle les vaincus sont maintenus dans un état d'esclavage qui peut durer des générations. Elle peut également voir le jour au cours d'un processus de détribalisation, comme cela se passe actuellement en Afrique"

"Il me semble que la culture des pauvres comporte des caractéristiques universelles qui transcendent les distinctions régionales, rurales ou urbaines, et même nationales. Dans mon volume précédent, Cinq Familles (Basie Books, 1959), j'ai suggéré le fait qu'il existe des similitudes frappantes sur le plan de la structure familiale, des relations interpersonnelles, de l'emploi du temps et de l'argent, de la hiérarchie des valeurs, et du sens de la communauté entre les milieux pauvres de Londres, Glasgow, Paris, Harlem et Mexico."

La description de ces caractéristiques : "Les données économiques les plus caractéristiques de la culture des pauvres sont la lutte constante pour la vie, le sous-emploi, le chômage, les bas salaires, une variété d'emplois non spécialisés, le travail des enfants, l'absence d'épargne, une pénurie chronique d'argent liquide, l'absence de réserves de nourriture dans les foyers, l'habitude d'acheter de petites quantités de nourriture plusieurs fois par jour, au fur et à mesure des besoins, la mise en gage des biens personnels, l'emprunt à des prêteurs locaux moyennant un taux usuraire, des systèmes de crédit spontanés et non officiels (tandas) organisés par des voisins, et l'usage de vêtements et de meubles d'occasion.

Parmi les autres caractéristiques sociales et psychologiques, il y a celles de vivre dans des quartiers à forte densité de population, le manque d'intimité, l'esprit grégaire, l'alcoolisme, le recours fréquent à la violence pour régler les querelles, les châtiments corporels pour les enfants, battre sa femme, l'initiation précoce à la vie sexuelle, l'union libre ou le mariage consanguin, l'abandon relativement fréquent de l'épouse et des enfants, une tendance au matriarcat et une union plus étroite avec les membres de la famille du côté maternel, la prédominance de la famille souche, une forte prédisposition à l'autoritarisme, et l'accent mis sur la solidarité familiale - idéal rarement atteint. On note en outre une préférence pour le présent, accompagnée d'une relative impossibilité à remettre les plaisirs ou les projets au lendemain, un sens de la résignation et un fatalisme fondés sur les dures réalités de leur existence, la croyance en la supériorité masculine qui atteint sa cristallisation dans le machismo ou culte de la masculinité, et sa conséquence chez la femme, le complexe du martyre; enfin, une tolérance générale pour tous les cas de psychopathologie.

Introduction : "Ce livre raconte l'histoire d'une famille pauvre de Mexico : Jesús Sánchez, le père, cinquante ans, et ses quatre enfants, Manuel, trente-deux ans; Roberto, vingt-neuf ans; Consuelo, vingt-sept ans, et Marta, vingt-cinq ans. Mon but est d'offrir au lecteur une vision en profondeur de la vie d'une famille, et ce que cela signifie d'avoir grandi dans un logement d'une pièce d'un immeuble dé rapport délabré, au cœur d'une grande ville d'Amérique latine en pleine évolution sociale et économique.

Depuis 1943, au cours de mes recherches sur le Mexique, j'ai tenté de mettre sur pied un certain nombre de méthodes d'étude sur la vie de famille. Dans Cinq familles, j'ai essayé de donner au lecteur quelques aperçus sur la vie quotidienne de cinq familles mexicaines moyennes, étalée sur cinq journées parfaitement ordinaires. Dans ce volume, j'offre au lecteur une vision plus approfondie de la vie de l'une de ces familles, grâce à l'utilisation d'une nouvelle technique par laquelle chaque membre de la famille raconte sa propre histoire dans les termes qui lui sont propres. Cette méthode nous donne une vision cumulative, multiple et panoramique de chaque individu, de la famille dans son ensemble et de nombreux aspects de la vie du prolétariat mexicain.
Les différentes versions données d'un même incident par les divers membres de la famille sont un moyen de vérification interne quant à la véracité et à la validité de la plupart des faits et contrebalancent ainsi en partie le caractère subjectif inhérent à une autobiographie unilatérale. Elles révèlent également la différenciation des processus du souvenir chez chacun des personnages.
Cette méthode d'autobiographie à plusieurs faces tend par ailleurs à réduire l'élément d'interprétation introduit par l'enquêteur car les récits ne sont pas transmis par l'intermédiaire d'une tête de bourgeois américain, mais livrés dans les termes mêmes des protagonistes.

Je pense avoir ainsi évité les deux écueils les plus courants auxquels se heurtent les études sur les milieux pauvres : l'excès, de sentimentalisme et la simplification grossière. J'espère enfin que cette méthode préserve pour le lecteur la satisfaction émotionnelle et la communication humaine que ressent l'anthropologiste en travaillant directement avec ses sujets, mais qui apparaissent rarement à travers le jargon conventionnel des monographies.

Il existe très peu d'études en profondeur de la psychologie des gens pauvres, dans les pays sous-développés pas plus que dans notre propre pays. Les gens qui vivent au niveau de pauvreté décrit dans ce livre, par ailleurs nullement le plus bas, n'ont pas fait l'objet d'études sérieuses de la part des psychologues et des psychiatres. Les romanciers, de leur côté, ne nous ont pas non plus donné de description exacte de la vie intérieure des pauvres dans le monde contemporain.
Les taudis ont produit très peu de grands écrivains, et lorsque ceux-ci sont devenus célèbres, ils revoient généralement leur passé à travers des lunettes de bourgeois et s'expriment au moyen de formes littéraires traditionnelles, de sorte que l’œuvre rétrospective manque de la spontanéité de l'expérience originelle.

Le magnétophone, utilisé pour enregistrer les récits de ce livre, a rendu possible l'avènement d'un nouveau genre de réalisme social en littérature. Grâce au magnétophone, des individus non spécialisés, incultes, voire illettrés, peuvent parler d'eux-mêmes et raconter leurs expériences et leurs observations d'une façon non inhibée, spontanée et naturelle. Les récits de Manuel, de Roberto, de Consuelo et de Marta possèdent une simplicité, une sincérité et une franchise caractéristiques du récit parlé, de la littérature orale à l'opposé de la littérature écrite. En dépit de leur manque de formation, ces jeunes gens s'expriment remarquablement bien surtout Consuelo, qui atteint parfois des sommets poétiques.
Encore empêtrés dans leurs problèmes non résolus et leurs complexités, ils ont su livrer suffisamment d'eux-mêmes pour nous permettre de pénétrer dans leur vie et nous rendre compte de leurs possibilités et de leurs talents gaspillés.

Certainement, la vie des pauvres n'est pas monotone. Les histoires de ce volume dévoilent un univers de violence et de mort, de souffrance et de privation, d'infidélité et de foyers brisés, de délinquance, de corruption, de brutalité policière et de cruauté des pauvres envers les pauvres. Ces histoires révèlent également une intensité d'émotion et de chaleur humaine, un sentiment profond de la valeur de l'individu, une capacité de joie, l'espoir d'une vie meilleure, un désir de compréhension et d'amour, une disposition à partager le peu que l'on possède, et le courage de continuer à vivre malgré les nombreux problèmes restés sans solution."

Vous pouvez lire l'intégralité du livre en ligne sur classiques.uqac.ca

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Les enfants de Sanchez, par Oscar Lewis [1ère de couverture]

Les enfants de Sanchez, par Oscar Lewis [1ère de couverture]


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