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Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, par Jean-Marie Schaeffer

Je conseille ce livre important bien au delà de son sujet, la littérature et son enseignement, car les problèmes évoqués sont, à mon sens, au cœur d'un mal français : la production d'échec scolaire et social par la promotion de normes idéales, normes insuffisamment associées à un intérêt pour les destinataires de ces normes, à une connaissance fine de ces destinataires, de leur expérience de vie, de leurs pratiques, centres d'intérêt et compétences.... Derrière cet écart se cache « une vision ségrégationniste dans le domaine de la production verbale et dans la réception de ces productions ».
Un lien peut être fait entre le modèle de l'école finlandaise dans laquelle toute l'organisation met l'élève au centre et lui permet d'être écouté, compris, et les conseils que donne J-M Schaeffer concernent l'importance de ne pas évaluer trop vite, la nécessité de donner aux élèves et étudiants « la chance d'apprendre par eux mêmes, de faire un auto apprentissage. La lecture en est un vecteur formidable, pas seulement pour l'apprentissage de la langue, mais pour la connaissance du monde. »

« La crise actuelle des études littéraires est d'abord une remise en question de leur légitimité. À quoi peuvent-elles servir ? Comment envisager leur avenir ?
Ces questions traversent toutes sortes de domaines, qui vont de l'enseignement secondaire jusqu'à l'organisation de la recherche au niveau européen, en passant par les fondements de notre rapport au monde. Pour y répondre, il faut donc replacer les études littéraires dans le cadre plus général des sciences humaines et accepter de faire un détour philosophique, qui éclaire ces expériences clés que sont la lecture, l'interprétation, la description, la compréhension et l'explication. » (extrait de la 4° de couverture).

Dans l'émission de Sylvain Bourmeau sur France culture la suite dans les idées, Jean-Marie Schaeffer a présenté son livre le 26 mars 2011. Voici une prise de notes de cet échange.

« Sylvain Bourmeau pose une première question concernant une distinction proposée par J-M Schaeffer entre d'un côté "le littéraire" et de l'autre "la Littérature" (avec un grand L).
Jean-Marie Schaeffer : c'est une distinction qui est facile à faire entre d'un côté un ensemble de pratiques très diversifiées, aux contours très flous, dans les pratiques de lecture comme dans les pratiques de vente ou de transmission, et de l'autre côté une notion, un concept qui au contraire pense ces faits dans un définition essentialiste, la littérature.
Cette notion nous est tellement familière que nous oublions qu'elle est récente, qu'elle est liée à l'institution scolaire beaucoup plus qu'à la critique littéraire. C'est bien l' institution scolaire qui est gardienne de cette notion de Littérature.
Mon livre part du constat que c'est cette notion qui ne fonctionne plus, parce qu'elle rentre trop en conflit avec les pratiques créatrices réelles et avec nos pratiques de lecture réelles.
Sylvain Bourmeau évoque la déploration actuelle concernant la Littérature alors que l'on a jamais lu autant, jamais écrit autant.
Jean-Marie Schaeffer : c'est une question essentielle : faut -il partir des pratiques réelles, essayer de les dénombrer, se rendre compte que les frontières sont très floues entre ce qui est à l'intérieur et à l'extérieur du champ littéraire et que ces frontières bougent alors que nos représentations sont très stables. L'idée qu'il faut extraire dans cette masse ce qui a de la valeur va servir à exclure tout le reste.
C'est une vision ségrégationniste dans le domaine de la production verbale et dans la réception de ces productions. Une conception qui pouvait être défendable quand les pratiques d'écriture étaient limitées à une petite partie de l'humanité, mais qui n'est plus défendable aujourd'hui où les pratiques d'accès à la lecture et à l'écrit sont beaucoup plus universelles et évidemment se transforment.
Sylvain Bourmeau : la massification scolaire est l'explication du discours de déploration, comme pour maintenir l'apartheid entre les lettrés et les autres.
J-M S: c'est lié à la façon dont nous enseignons la matière littéraire ; ça n'est pas tant une question théorique que concrète : par exemple on accepte que Racine soit le sommet de la littérature du 17° siècle ; mais la façon dont on l'enseigne suppose une acculturation préalable, ce qui n'est plus le cas. Il y a bien des acculturations, mais à des textes différents. Quand on confronte des jeunes du collège à des textes raciniens, que vous présupposez leur connaissance et que vous rentrez rapidement dans le découpage, l'analyse formelle, en fait vous les excluez de l'accès à ces textes. Prendre conscience de cela pour faire aimer Racine.
Sylvain Bourmeau : ce que vous dites évoque le manque de confiance dans l'expérience. D'autres pays dans lesquels l'expérience esthétique est au centre, alors qu'en France la grille analytique vient bien souvent même qu'on ait pu tenter la moindre expérience, la moindre émotion artistique.
J-M S: oui ça vient trop tôt et trop vite et ça empêche d'acquérir la compétence spécifique qui vient à travers la lecture commune. Chacun le sait : quand nous lisons un poème, un polar nous faisons l'expérience de cette lecture ; à l'école cette expérience de la lecture commune qui implique une temporalité longue est considérée comme déplacée : ça ne permet pas de contrôler tous les 15 jours où en est l'élève. On ne fait pas confiance à l'intelligence procédurale, à tout ce qu'on apprend sans avoir forcément une intelligence réflexive. C'est comme si, lorsque vous voulez apprendre à faire du vélo,vos parents vous disent "stop ! on va lire toutes les règles" ; résultat vous n'apprenez pas et vous n'apprendrez jamais.
Faire du vélo demande de mobiliser une mémoire pré-intentionnelle que vous ne pouvez mobiliser qu'en situation. C'est pareil pour la langue. Un enfant parle la langue, la comprend, il serait incapable de vous donner des indications sur la grammaire, la sémantique mais il sait faire avec. Si on ne laisse pas les enfants lire assez, on les empêche.
S B Vos propos correspondent aux résultats à des données issues d'enquêtes concernant la culture des enfants et adolescents. Le moment où ils cessent de lire correspond au passage du collège au lycée.
J-M S : je suis très content que ces études se développent. Pour l'écriture on fait comme si la seule écriture digne de ce nom est celle de la réflexivité abstraite, le commentaire ou la dissertation. Or la compréhension du littéraire est rendu possible par la pratique de l'écriture littéraire. Quelqu'un qui écrit des poèmes apprend à mieux saisir la richesse des poèmes qu'il lit. Le cas de la poésie est intéressant car c'est supposé être le genre le plus difficile. Or l'accès à ce genre par l'expérience montre que son accès n'est pas plus difficile. C'est au travers d'une telle pratique qu'un poète devient poète, et pas au travers de règles, y compris à l'époque classique. Avoir accès à la littérature en ayant accès à l'écriture est dévalorisé par rapport à la dimension réflexive.
Sylvain Bourmeau :il y a quelques années il y a eu une tentative de mettre une épreuve d'expression libre au baccalauréat et il y a eu une levée de boucliers d'enseignants disant qu'il deviendrait difficile de noter. Cette obsession de la note empêcherait ce type d'expression.
J-M S : Notre système est très impatient et très anxieux. Dés qu'il n'y a pas la possibilité de noter de mesurer de façon rapprochée, les enseignants sont désorientés, les parents font pression sur les enseignants, il y a un cercle vicieux. Une chose importante, c'est d'accepter de donner du temps à ces processus d'apprentissage implicites, qui doivent se sédimenter. Cela demande du temps et ne s'évalue pas comme on évalue un commentaire de texte. Il faut revoir nos procédures d'évaluation.
SB : une autre question concerne la part de responsabilité des littérateurs, des artistes eux mêmes. Dans une émission récente on a évoqué cette tendance à se replier sur l'art pour l'art et non comme un mode de connaissance comme la philosophie. Cette idée que la littérature ne vaudrait que pour elle même ; la crise de la littérature est une crise de cette auto-légitimation.
J-M S : cette idée de l'art pour l'art est déjà assez ancienne. C'est une façon baisée de poser la question, une théorie qui s'auto-détruit : quand un littérateur dit il n'y a que l'art, cela veut dire que l'art est tout se qui compte dans sa vie, ce qui est normal puisqu'il est artiste ; cela ne peut être une règle imposée à tous. Chacun ne peut tirer profit de la littérature qu'en y trouvant ce qu'il y cherche en fonction de sa propre expérience. On en peut mettre les expériences dans des boites, il y a bien des régularités sociologiques, mais chaque expérience est unique. L'expérience de la littérature est indissociable de la vie des individus sinon qu'est-ce que ce serait ?
S B : une spécificité française, depuis une cinquantaine d'année est cette difficulté à reconnaitre la littérature comme un champ de connaissances comme un autre.
J-M S : une différence par ex avec l'Allemagne : en France la question de l'identité est intimement liée à celle de la langue et la question de la langue est intimement liée à celle de l'identité. ça n'est pas le cas dans d'autres pays mais ici la littérature doit être garante de la pureté de la langue. Donc le littéraire vaut en tant qu'il est auto-réflexif, qu'il est exercice de la langue sur elle même.
Je note une confusion permanente entre la volonté de transmettre une norme et la volonté de comprendre un comportement humain, anthropologique.
Statutairement les études littéraires ont deux buts : elles transmettent des valeurs d'une génération à l'autre, des valeurs littéraires, cela fait partie des fonctions de l'enseignement. cette transmission est indispensable : la culture ne se transmet pas par gènes. Une autre fonction est comprendre l'ensemble des usages créateurs de la langue, cette fonction rapproche la Littérature des sciences sociales. Ce sont deux projets différents. D'un côté distinguer entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, cela change sans cesse, c'est normal, la culture change sans cesse ses normes de désirabilité. De l'autre coté essayer de décrire et de comprendre l'ensemble du champ littéraire, mais quand vous adoptez cette attitude vous devez mettre entre parenthèses vos propres valeurs, vos préférences et jugements. Si vous ne le faites pas vous confondez deux opérations qui ne devraient pas l'être, ce qui aboutit à des confusions sans fin.
S B : souhait que tous les enseignants dévorent ce livre. Vous faites des propositions dont vous dites qu'elles sont très modestes et que ce n'est pas votre métier de définir l'enseignement.
J-M S: des idées qui relèvent du bon sens : maintenir éveillé chez les élèves le désir de lire, accepter que ça prenne du temps, accepter de ne pas corriger ; c'est un apprentissage intense. En lien avec ça, donner l'occasion aux étudiants d' écrire, se servir des usages des étudiants qui fleurissent sur internet. Il est dommage que les écoles ne se saisissent pas de ces compétences qui s'élaborent à côté d'elle. Travailler à partir de là ; ça n'est pas un problème d'enseignants. Nous sommes pris entre des exigences nombreuses, inconciliables = définir des priorités. Donner toutes les chances aux jeunes. Leur donner la chance d'apprendre par eux mêmes, de faire un auto apprentissage. La lecture en est un vecteur formidable, pas seulement pour l'apprentissage de la langue, mais pour la connaissance du monde.

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Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, par Jean-Marie Schaeffer [1ère de couverture]

Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, par Jean-Marie Schaeffer [1ère de couverture]


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