philippefabry.eu, pour la formation en travail social


Fiche de lecture du livre de Anne Cadoret :
Parenté plurielle : anthropologie du placement familial

par Philippe Fabry


Anne Cadoret décrit "le passage du social au familial" pour des enfants "de l'Assistance" placés en familles d'accueil dans le Morvan pour de très longue durées et nouant des relations de parenté "comme", comme une mère, comme un père, un frère, une soeur.
"Cette parenté ne transmet ni noms ni biens mais seulement un cadre familial". Elle est surtout définie négativement : les familles d'accueil ne doivent pas se substituer aux familles d'origine. Mais cela ne définit pas le lien créé par des années de vie commune.
Longtemps dans l'histoire l'évidence d'une parenté domestique avait suffit à nommer, à désigner: untel de telle maison, ou le "petit" de telle femme.
Anne Cadoret montre que le parrainage a pu permettre de faire reconnaître symboliquement ces liens d'adoption affective. Elle cite une assistante maternelle ayant élevé un enfant : "On n'était pas n'importe qui. Moi je pensais qu'étant la marraine, je pourrais, si un jour il venait à s'en aller, que les parents le reprennent ou autre, j'aurais quand même quelque chose, un petit droit, une façon de se présenter pour faire quelque chose."(1)
Cette parenté vient toujours en second, même quand la famille d'origine disparaît, c'est une parenté additionnelle là où notre culture voit toujours le risque d'une parenté substitutive, illégitime.

La parenté fondée sur la "circulation des enfants"(2) est intéressante à étudier, notamment parce que cette parenté n'est pas voulue : l'enfant appartient à ses géniteurs, "les familles d'accueil en proposant de garder un enfant de la DDASS ne cherchent ni un héritier ni l'alliance avec une autre famille, mais seulement un travail et une forme de vie sociale."(3) De plus ce ne sont pas les parents qui ont confié l'enfant, mais l'État qui au travers de ses structures (ASE, justice des mineurs) l'a placé pour le protéger de parents jugés défaillants.
Anne Cadoret montre (cela rejoint mon expérience du placement familial), que, comme dans les familles recomposées, la vie quotidienne peut produire une parenté par adoption mutuelle, par identification mutuelle. C'est ce qui pousse certaines assistantes maternelles à se rapprocher des parents pour permettre une sorte de "compérage", plus souvent d'ailleurs de "commérage", liens traditionnels du parrainage qui permettent d'enchaîner un cycle de dons et contre-dons : le parent confiant symboliquement son enfant ("Élevez-le, je ne peux pas le faire"), provoque un contre-don qui passe par l'enfant. L'enfant peut "rendre" par sa bonne insertion sociale, ce qui est le but traditionnel du parrainage.

Cependant ce scénario idéal rencontre des obstacles, le plus fréquent étant la réticence des enfants des deux familles, famille d'origine de l'enfant et famille d'accueil.
Des années plus tard, quand il est question d'héritage, se jouent les rivalités, la contradiction entre l'adoption affective et l'absence d'adoption légale ; ainsi un homme ayant grandi dans une famille d'accueil, ayant été adopté affectivement par "sa famille de coeur", fut profondément blessé après le décès de son "père" en découvrant qu'il n'a aucun héritage, "pas même un stylo".

Malgré ces problèmes qui traduisent les effets d'une contradiction profonde entre reconnaissance culturelle et traditionnelle d'un lien et absence de reconnaissance légale, le parrainage, par la symbolisation des liens, a permis de faire reconnaître une appartenance, l'existence capitale dans la vie de tout humain d'une figure d'attachement appropriable. Cette inscription sociale "révèle en contrepoint les souffrances de cette obsession biologique pour ceux qui ne peuvent construire de parenté en s'appuyant sur une quelconque consanguinité."(4)
Comme cette parenté "n'a ni fondement biologique, ni fondement juridique, elle oblige ceux qui la revendiquent à l'affirmer sans cesse."(5) Dans mon expérience d'éducateur spécialisé dans un placement familial j'ai plusieurs fois vu les services sociaux s'opposer à des demandes de parents d'enfants placés désirant, à l'occasion du baptême de leur enfant, que l'assistante maternelle soit marraine. Il n'en était pas question, c'était incompatible avec le statut de professionnelle de l'assistante maternelle.

Philippe Fabry


(1) Anne Cadoret : Parenté plurielle : anthropologie du placement familial. Paris, l'Harmattan, 1995, p. 187
(2) Voir à ce sujet dans le texte d'André Bruguière : "Les cent et une familles d'Europe", in Histoire de la famille. Tome 2, chapitre "Le placement des jeunes, agents secrets du ménage occidental", p. 42 à 51, montrant le caractère massif du placement des enfants pour leur apprentissage, dès 9 ans parfois.
(3) Anne Cadoret, opus cit. p. 33
(4) Anne Cadoret, opus cit. p. 32
(5) ibidem 1